Etudes et Articles " scientifiques"

Yoga, plus qu’un loisir, un travail sur soi?

Mélie Fraysse, Université de Toulouse III – Paul Sabatier; Emilie Salamero, Université de Toulouse III – Paul Sabatier et Marie Doga, Université de Toulouse III – Paul Sabatier

En 2021, le yoga comptait parmi les 18 pratiques corporelles les plus suivies par la population. Les dernières études statistiques effectuées par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) montrent ainsi que le nombre de pratiquant·e·s a triplé depuis 10 ans. De plus en plus plébiscité, il occupe aujourd’hui une place majeure en France, non seulement dans la sphère des loisirs mais aussi en entreprise ou à l’école.

Ce contexte de massification pourrait laisser croire qu’il s’accompagne d’une uniformisation dans les manières de faire et de penser le « yoga ».

Plusieurs enquêtes récentes réalisées par des chercheur·e·s en sciences sociales tenant compte des contextes de pratiques et des profils des pratiquant·e·s semblent plutôt montrer l’existence non plus d’une, mais de plusieurs formes de yogas.

Une pratique « psychocorporelle »

Objet polymorphe de par la diversité de ses modalités de pratique, le yoga est « classé » par les chercheur·euse·s qui l’étudient, dans les pratiques dites « psychocorporelles » ou « psychospirituelles » favorisant un lien entre « corps et esprit ».

Le yoga postural moderne est le résultat d’un mélange entre des formes anciennes de yoga indien, des pratiques occidentales telles que les gymnastiques ou le fitness, auxquelles s’ajoutent des formes de développement personnel, comme nous le développons dans une étude à paraître en 2024.

Il se distingue d’autres activités de « bien-être » par une alternance de postures dites « asanas » plus ou moins dynamiques, corrélées à une respiration particulière – le souffle – ainsi que des moments de retour sur soi méditatifs.

Qui sont les yogi·e·s ?

Cette massification du yoga en France invite à s’intéresser au profil de ses pratiquant·e·s et au sens donné à l’activité. Dans ce but, plusieurs enquêtes (YoGenre, YogaProfs, Syframe) ont tenté de cerner les propriétés sociales de pratiquant·e·s du yoga.

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Les données produites par l’Injep sur 700 personnes révèlent tout d’abord que le yoga est majoritairement investi par les femmes (à 81,2 %) habitant dans de grands centres urbains, des classes moyennes supérieures et favorisées. 60,3 % vivent en effet dans une ville de plus de 100 000 habitant·e·s et 24,7 % entre 9 000 et 99 000. Leur niveau de diplôme est relativement élevé puisque 39,9 % ont au moins un Bac+3. Enfin, 31,6 % des adeptes ont entre 25 et 39 ans, 24,4 % entre 50 et 64 ans et 18,4 % entre 40 et 49 ans.

Une pratique « psychospirituelle ». Conscious Design/Unsplash, CC BY-NC-SA

Ce cadrage statistique place donc le yoga comme une pratique privilégiée par les femmes d’une certaine élite sociale et économique par rapport aux caractéristiques de la population française globale. Les données récoltées indiquent aussi une diversité de pratiques yogiques ainsi que des objectifs associés (sportifs, bien-être, santé, etc.).

Une volonté de contrôle de soi

Pour compléter ces statistiques, les enquêtes YoGenre et YogaProf ont également questionné le sens investi dans la pratique envisagée comme une démarche d’optimisation de soi.

Les adeptes s’inscrivent ici volontairement dans un processus de transformation qui visant à se sentir au mieux de leur forme corporelle et psychique. Ce processus se structure autour de formes d’autocontrôle du corps et des émotions, comme la recherche d’une maîtrise de soi, quelles que soient les situations vécues.

« Adopter une respiration propre au yoga », « mobiliser des techniques de méditation », « ancrer sa posture dans le sol » permettent ainsi de traverser plus facilement certaines émotions comme la colère ou la peur. Des comportements ascétiques sont également constatés notamment au travers de pratiques alimentaires spécifiques.

Certains aliments (viandes) ou substances (tabac, alcool) sont dès lors considérés comme néfastes. À l’inverse, le jeûne est clairement associé à une amélioration durable de soi.

Une quête d’optimisation individuelle

Dans un second temps, cette « amélioration de soi » donne au yoga une dimension plus performative. Il s’agit de la recherche d’une excellence corporelle (corps souple, agile, sensible, etc.) et cognitive (concentration, attention, lâcher-prise, etc.) dont le contrôle simultané de plusieurs actions corporelles et psychiques constitue un objectif central.

La thématique du « lien corps/esprit » s’inscrit pour ces individus dans un discours de l’effort comparable à celui que l’on repère chez les pratiquant·e·s de sports compétitifs. Il faut « s’améliorer », « aller plus loin dans le mouvement », « faire des postures de plus en plus compliquées », « être aligné·e ».

Si les maîtres-mots « s’écouter » et « ne pas se faire mal » irriguent nombre de discours et cours de yoga, ils ne s’opposent ainsi pas toujours à l’idée de « s’améliorer ».

Cette excellence corporelle et psychique est également repérable dans l’atteinte d’une conscience aiguë et extraordinaire de son propre corps ainsi qu’une hypersensibilité somatique : perception des organes, de la circulation sanguine, de l’énergie dans le corps et du relâchement musculaire.

Quand le yoga s’invite à l’école

L’enquête Syframe, qui combine 50 entretiens et 373 réponses à un questionnaire, a ciblé des pratiquant·e·s assidu·e·s de yoga qui œuvrent au développement d’un yoga éducatif : responsables associatifs, professeur·e·s privé·e·s de yoga et personnels de l’enseignement public pour la plupart (37), dont des enseignant·e·s exerçant aux niveaux primaire (6), secondaire (27) et supérieur (1).

En comparaison avec les chiffres de l’Injep, ces « passeurs et passeuses » de yoga pour enfants et adolescents sont pour 44 des 50 personnes interrogées des femmes, fortement diplômées, dont la moyenne d’âge se situe autour de 48 ans, issues en grande partie des classes moyennes. Elles exercent en revanche souvent leur activité hors des grandes métropoles françaises.

Menée entre 2019 et 2022, cette recherche montre comment le yoga, d’abord pratiqué pour soi dans le cadre du loisir, se mue en « techniques » – pour reprendre le terme de l’association Recherche sur le yoga en éducation – mobilisées en classe (retour au calme, relaxation sur chaise avant évaluation, etc.), en activité motrice en tant que telle sur le temps scolaire et périscolaire ou comme support de projet spécifique avec les élèves (interdisciplinaire par exemple). Les postures de yoga et les consignes sont alors adaptées à l’âge des enfants ou adolescent·e·s.

Des bienfaits perçus pour l’élève et l’enseignant

Auparavant marginalisée dans le cadre scolaire, la pratique est aujourd’hui encouragée et même évaluable au baccalauréat. À ce titre, le yoga est vu comme un moyen d’agir sur le comportement des élèves (amélioration de l’attention ou du climat de classe, encouragement à la détente, etc.) selon leur profil, les contextes éducatifs et les échéances évaluatives.

Mais il constitue tout autant un moyen de façonner l’expérience pédagogique de l’enseignant·e, en agissant sur lui ou elle-même. Les techniques de yoga mobilisées régulièrement (sur le lieu de travail ou en dehors), transforment en effet la qualité perçue du travail et des relations avec ses élèves, ses collègues et ses supérieurs hiérarchiques : prise de distance vis-à-vis des tensions, prise en compte et écoute d’autrui, instauration d’un nouveau rapport au temps de travail, etc.

Plus précisément, le yoga est utilisé pour améliorer sa façon d’exercer sa profession, s’ajuster aux situations dans un contexte où les conditions de travail sont vécues comme dégradées. Loin d’être ici perçu seulement comme une pratique ascétique, le yoga devient le support d’un travail émotionnel, expressif et réflexif, qui aide à face aux épreuves professionnelles mais aussi quotidiennes.

Redonner sa place au corps

Programmer cette activité ou certaines de ses techniques pour favoriser la conscience respiratoire, le retour sur soi, l’attention sur les sensations ou plus largement sur son « espace intérieur », participe aussi à la transformation de la culture professionnelle dominante dans un univers scolaire où le corps est traditionnellement « redressé ».

C’est en promouvant une approche « sensible » des corps, à l’instar de ce qui a pu être éprouvé pour soi en atelier de loisirs, que le sens accordé au métier d’enseignant est renouvelé, renforcé. Mobiliser le yoga comme une nouvelle forme de socialisation corporelle attentive aux ressentis individuels et plus largement à soi, représente un moteur non négligeable de ce yoga éducatif, parallèlement au sentiment d’instaurer des rapports sociaux plus apaisés.

Une forme de socialisation

L’ensemble de ces études soulignent que le yoga constitue aujourd’hui en France davantage qu’une simple activité de loisir.

Pour les sociologues, il est analysé comme le lieu où s’effectue un type de socialisation corporelle et relationnelle, qui prend une forme spécifique selon l’usage qui en est fait par des pratiquant·e·s de plus en plus diversifié·e·s.

Les résultats montrent également comment, dans la société contemporaine et dans la lignée des travaux de Norbert Elias, le contrôle émotionnel constitue une norme socialement située, autant d’un point de vue de la classe que du genre.

Le yoga illustre aussi l’individualisation des pratiques et des ressources sociales mobilisées pour répondre à de nouvelles exigences et traverser les épreuves qui ponctuent un parcours biographique.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

Mélie Fraysse, Maîtresse de conférence en sociologie, Université de Toulouse III – Paul Sabatier; Emilie Salamero, Maîtresse de conférence en sociologie, Université de Toulouse III – Paul Sabatier et Marie Doga, Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Toulouse III – Paul Sabatier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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